La démocratie baptisée
« Et si l’on ose jeter plus loin les yeux dans l’avenir par-delà les longues fumées du combat et de l’écroulement, on entrevoit une construction gigantesque, inouïe, œuvre de l’Église (…) On entrevoit l’organisation chrétienne catholique de la démocratie. Sur les débris des empires infidèles, on voit renaître plus nombreuse la multitude des nations, égales entre elles, libres, formant une confédération universelle dans l’unité de la foi, sous la présidence du Pontife Romain, également protégé et protecteur de tout le monde, un peuple saint comme il y eut un Saint-Empire. Et cette démocratie baptisée et sacrée fera ce que les monarchies n’ont pas su et n’ont pas voulu faire : elle abolira les idoles, elle fera régner universellement le Christ, et « fiat unum ovile et unus pastor » »
Louis Veuillot, 1868
On a lu [Critiques]
Descente en enfer
Par Rémi Lélian
Les éditions Fario éditent une compilation de textes que l’écrivain Joseph Roth a consacrés à la montée du nazisme. Empreints d’ironie et d’une clairvoyance étonnante, puisque des articles datés de 1924 saisissent déjà l’empire que les nazis exercent sur la mentalité allemande, ils offrent la mise en perspective d’un effondrement inéluctable de la civilisation sous les coups de butoir des séides d’Adolf Hitler. Roth médite, entre autres, le rapport des juifs à cette patrie allemande qui les tue à présent, le mensonge qui s’impose et se redouble, s’augmente, afin de détruire la possibilité même de la vérité et préparer le meurtre de masse dans un pays où désormais « Caïn ne tue pas seulement Abel, mais le super Caïn tue aussi le simple Caïn ! » et qui est devenu « le seul pays au monde où il n’y a pas purement et simplement des assassins, mais des assassins au carré ». Exilé à Paris où il meurt en 1939 des suites indirectes de son alcoolisme, Roth ne verra pas l’extermination. L’auteur de La Marche de Radetzky le savait pourtant dès 1933 : « On a réussi à laisser la Barbarie prendre le pouvoir. Ne vous faites pas d’illusions. C’est l’Enfer qui prend le pouvoir », écrit-il à Stefan Zweig juste après l’accession d’Hitler au poste de chancelier.
Joseph Roth, La Montée du nazisme (1924-1939), Fario, 96 p., 17€
Grammaire du désastre
Par Hélène Watremez
La rentrée littéraire 2024 rendra-t-elle vivante cette phrase de Dostoïevski : « Plus la nuit, est sombre, plus les étoiles sont brillantes » ?
Wesh Madame ! ? (Rires et larmes d'une prof de banlieue) est le livre étoile de Myriam Meyer, professeur de français, latin et grec en collège de réseau d'éducation prioritaire. Selon le ministère, ce réseau permettrait de « réduire les écarts de réussite entre les élèves scolarisés en éducation prioritaire et ceux qui ne le sont pas (…) Être en REP signifie que les élèves et les équipes éducatives bénéficient d'un meilleur accompagnement dans leur apprentissage afin de réduire ces inégalités et d'améliorer les résultats scolaires ». Un joli tableau, mais loin, bien loin du vrai.
Myriam Meyer brosse le portrait du métier sur le terrain, digne parfois des tragédies classiques, ou de Dunkerque 1917 : le front, des vies broyées, des hommes et des femmes au courage et à l'abnégation exemplaires.
Myriam Meyer a été adoubée en REP sans cérémonie, jetée par l'Éducation nationale devant des jeunes eux-mêmes en proie à des lacunes et à la misère de l'absence de langue, clairement abandonnés par le système, lequel les range hypocritement dans la case « urgent », tout en refermant le placard.
Prioritaires ? Ces jeunes ne le sont d’ailleurs pas – du moins pas selon le cadre du déterminisme social bourdieusien.
Myriam Meyer raconte son quotidien de professeur, soutenue par un proviseur aguerri et attachant, et une équipe pédagogique solidaire. Ensemble, ils agissent tels des infirmiers de guerre, n'hésitant pas à courir sous le feu des tirs et des bastons, usant de stratégies de défense passive, agitant le drapeau blanc parfois sous les opérations de matériel du style « gazeuses », « pistolets », « tournevis » ; puis rampant sur le sol de réunions de formation pédagogique totalement lunaires ; niant bovinement leur réalité quotidienne, sous le prétexte fallacieux de la servir, sans même en reconnaître et en apprécier la hauteur, la largeur et la profondeur.
Mais : « C'est bien plus beau quand c'est difficile », inspire Cyrano à Myriam, qui s'empare des difficultés comme de galets lisses de rivière, et saisit toute occasion pour lancer à ses élèves les mots dont ils ont besoin pour exister, comme autant de ricochets adamantins, surprenants et merveilleux. C'est pourquoi ses élèves l'affublent d'un doux surnom : « Madame Vieuxmots ».
Ces jeunes, qu'aujourd'hui encore déchirent les prises de position entre les partis, sont tour à tour jugés victimes ou jugés coupables, selon les récupérations politiques. Meyer les a regardés comme « des élèves », en tant qu’« enseignés ». Professeur de français, latin et grec, elle a agi selon la maïeutique : elle n'en a pas ignoré pas les limites, les obstacles, elle n’affuble pas ses élèves du manteau du misérabilisme, ni ne leur concède la toute-puissance au nom de leurs souffrances familiales et sociales. Elle a vu. Elle a entendu. Et elle a donné ce pourquoi on l'avait engagée : les fonctions du nom, les subordonnées, la grammaire qui structure la pensée, la poésie qui permet d'exister.
« Travailler au peuple, ceci est la grande urgence », assénait pompeusement Hugo. Si les mots permettent d’exister, les enseignants n'ont pas à priver leurs élèves de l’exigence nécessaire, au risque de manquer une seule des cibles qui sera peut-être Baudelaire, Rimbaud ou Camus.
Ces jeunes ont été lésés de leur ailes, et pas seulement ceux enfermés dans le jargon éducationnaire. Mais qui sait, de quels auteurs, de quelles pièces de Molière, de quels personnages de la littérature ils s'empareront pour exister, grâce à des professeurs comme « Madame Vieuxmots » ?
Myriam Meyer, Wesh Madame ! ? Rires et larmes d'une prof de banlieue, Robert Laffont, 240 p., 18 e
L’auto-entreprise est-elle capitaliste ?
Par Marguerite de Rubempré
Discutant l’autre jour avec ce cher Jacques, me vint une question qui m’avait déjà traversé l’esprit par le passé : l’auto-entreprise est-elle capitaliste ?
Car enfin, la question est légitime. D’un côté, l’auto-entreprise permet l’augmentation des acteurs sur le marché et donc de la concurrence. Elle sape la protection sociale, favorise la précarité et atomise la société en un nombre grandissant d’acteurs – diminuant ainsi la valeur socialisante du travail. De fait, après quelques recherches sur les internets, il apparaît que cette thèse est la plus répandue : en favorisant la « liberté individuelle » et la concurrence ; en étant la base de l’affreux « entreprenariat » et ses discours linkedinesques, l’auto-entreprise est un suppôt de Satan car de son royaume : celui de l’argent.
Cependant, le paysan du Moyen-Âge dans sa société pré-capitalistique n’est rien d’autre qu’un auto-entrepreneur. Il est en de même pour le « libre artisan des métiers de jadis ». Le brave Communard patriote jusqu’à la mort n’était pas non plus un ouvrier de l’usine : c’était bien un de ces petits boutiquiers, l’antique bourgeois n’ayant acquis ce titre que parce qu’il vit dans le bourg.
L’auto-entreprise – il lui faudrait un nom moins capitalistique déjà – est l’émancipation du salariat : elle fait le retour à l’unité entre travail et capital. Pour faire simple, le travailleur est maître de son outil de production, soit sans doute la plus importante différence avec le capitalisme qui postule justement la division de la répartition entre travail et capital pour une meilleure optimisation de la production. C’est le fameux distributisme de Chesterton et Belloc dans lequel chaque homme est propriétaire et s’émancipe de l’état servile : l’on revient ainsi à la critique de l’accaparement par la bourgeois des biens matériels. De même, en rompant avec le salariat sans révolution prolétaire, l’individu se libère d’un système dans lequel il demeure légalement inférieur à son patron car irresponsable dans ses activités et dépendant de la protection socialiste de l’État.
Évidemment, cette vision de l’auto-entreprise est aux antipodes de celle de la gauche qui espère au contraire fédérer la classe prolétaire par le sentiment d’appartenance au salariat. Marx le voyait déjà, le communisme a besoin du capitalisme pour triompher. Alors, l’auto-entrepreneur, partageant la condition économique, mais pas sociale du salarié, devient vite un ennemi de classe. De fait, il est semblable au bourgeois qui détient le capital, et n’en diffère que parce qu’il n’a personne à oppresser pour le moment. Pourtant, pour peu que son affaire marche, l’auto-entrepreneur devra, s’il souhaite s’élever économiquement ou améliorer sa condition en général, embaucher un salarié, devenant ainsi le patron. Il court-circuite donc un temps le système capitaliste, mais ne tarde pas à en devenir acteur en changeant de classe sociale.
Le problème est-il donc sans solution ? En fait, la principale faiblesse de mon raisonnement réside à mon sens dans son dernier point. Ce n’est que s’il a l’appétit capitaliste que l’auto-entrepreneur cherchera à embaucher, et donc à opprimer. De fait, le paysan de l’Ancien Régime, durant ses meilleures récoltes, ne cherchait pas à augmenter la taille de son exploitation, à embaucher des miséreux pour améliorer son rendement. De la même façon, ce n'est que lorsque l’on souhaite optimiser sa production, par appétit matériel, que l’on rentre à nouveau dans le système. Alors, dans un système capitaliste, l’auto-entreprise est capitaliste. Dans un système acapitaliste, l’auto-entreprise est acapitaliste.
Si j’avais été une ordure de LinkedIn, j’aurais sans doute pu écrire sérieusement que tout l’enjeu est de créer un capitalisme éthique. Seulement, j’en viens à me dire que le capitalisme a tant altéré la nature de l’homme que seule la décroissance – encore et toujours elle – pourra permettre l’émancipation. N’infligeant plus à l’homme l’impératif de croissance, peut-être pourra-t-elle lui permettre d’envisager de s’emparer de son moyen de production, de sa subsistance et d’enfin le libérer de ses chaînes.
Le prix des imbéciles
par Jacques de Guillebon
Notre époque, qui est pleine de progrès (cela dit sans ironie) a oublié, peut-être par nécessité de survie interne, sur quelles brisées marchèrent parfois ses grands aïeux. Peut-être est-ce bon qu’un peuple, ou qu’une humanité entière oublie certains crimes passés – comme notre Dieu le seul, le vrai, oublie et pardonne, et nous a appris, au prix du sang, à l’imiter.
Parfois il est bon aussi de se souvenir, même par le biais du divertissement, ou de l’amusement, et peut-être de se souvenir pour pardonner, et ne pas recommencer et qu’ainsi après cette remémoration ce soit définitivement oublié, les fautes qui nous précédèrent.
Notre temps donc, celui des années 2020, a surélevé à une position éminente, comme nul avant lui, l’invalide, qu’il soit handicapé, de l’esprit ou du corps, qu’il soit vieillard, nourrisson, enceinte ou obèse, qu’il soit trisomique ou aliéné, schizo ou seulement bipolaire, et l’a même confié à l’admiration dans des jeux sportifs, lui a encore voué des films, des œuvres d’art de tout acabit, réduisant la monstruosité à un vague souvenir homonculaire aux tréfonds de nos cœurs. Quel bien n’est-ce pas là, et combien on peut s’en féliciter.
Combien on peut, selon nous, et cela se prouve très certainement au moins par défaut, en féliciter le christianisme, seule vraie foi, et seule vraie religion au sens profane, à l’usage des êtres qu’a désertés la faculté de croire, puisque seule elle surélève et soigne et guérit et glorifie nos semblables (et souvent le reste de la « nature » avec eux). L’incrédule de bonne foi devrait au moins reconnaître ça. Par exemple, qu’avant et en dehors du christianisme, il n’y a pas d’hôpitaux. Ni rien qui y ressemble. Que voilà un excellent signe de sa vérité (ici, les partisans acharnés d’Ivan Illich soutiendront que l’hôpital tue plutôt qu’il ne soigne – c’est une demi-vérité que nous discuterons une autre fois – et en déduiront quelque chose contre le christianisme, malgré le fait qu’Illich ait été prêtre catholique et n’ait soutenu sa pensée que par l’existence Jésus. Ainsi ils tourneront en rond et tant pis pour eux).
Mais pour en revenir aux tristes brisées de nos ancêtres pas si lointains, le doux compagnon Chesterton, dans un texte que nous relisons et expurgeons de ses dernières scories en vue de le publier, et qu’il faut d’ores et déjà se procurer par souscription, dans ce Retour de Don Quichotte nous rappelle à quelle invraisemblable barbarie sophistiquée se livrèrent ses compatriotes il y a cent ans à peine.
Car on vota et on adopta au Parlement britannique un certain Mental Deficiency Act en 1913 : loi eugéniste sur le traitement des « faibles d’esprit », elle prévoyait l’internement des personnes jugées inaptes à vivre en société, pour des raisons mentales mais aussi morales, dans des « colonies » adaptées. Ce texte qui, nous dit-on, aura conduit à l’internement, souvent arbitraire, de plusieurs dizaines de milliers de personnes, ne sera abrogé qu’en 1959.
Chesterton, ce grand catholique, bien entendu s’y opposa. Mais en vain ; il fut défait. Ce qui était logique, car qui affrontait-il ? Pas moins que Francis Galton, fondateur de la Société d’éducation eugénique en 1907, et son meilleur ennemi, le grand écrivain Georges-Bernard Shaw. Mais aussi et surtout le ministre de l’Intérieur de l’époque, qui s’appelait Winston Churchill et qui, fervent partisan de la stérilisation des « inaptes », fut l’auteur de la première mouture de ce texte.
Cette loi qui autorisait officiellement la ségrégation des déficients prévoyait également que toute femme donnant naissance à un enfant illégitime et bénéficiant d’aides sociales fût désignée comme « faible d’esprit » et pût être internée.
Heureusement, Monsieur Churchill se contenta d’être un proto-nazi, dans les deux sens du préfixe : il les précéda chronologiquement et n’atteint jamais l’horreur de leur idéologie. Heureusement, Adolf Hitler lui donna l’occasion de se rédimer en le combattant jusqu’à la mort, jusqu’à la victoire.
Churchill une fois pardonné, une fois lavé de ce crime, qu’en retenir ? Que cet eugénisme humanitaire ne fut qu’une pièce parmi les mille qu’assembla un XXe siècle rompu à la folie. Même si contrairement à ce que soutient le loup, si ce n’est cet agneau ce n’est pas non plus forcément son frère, on ne peut oublier que Francis Galton fut le cousin de Charles Darwin et que d’un même pas marchèrent une science prodigieusement habile, neuve et lumineuse, et la destruction de toute éthique au nom d’une fausse morale, utilitariste ou productiviste.
Aux États-Unis, pays de toutes les folies, on lança des concours de sermons eugénistes. On fit des généalogies de familles d’abrutis et on inventa les « tests d’intelligence », qui ont encore cours sous des formes plus ou moins améliorées, et permettent généralement à Laurent Alexandre de classer les habitants de la Guinée équatoriale parmi les grand singes en voie de développement ou les chaînons manquants.
On vota dans pas moins de 33 États américains des lois de stérilisation contre les fous, les faibles d’esprit, les épileptiques, les malades mentaux et, parfois, les criminels. Globalement les « personnes socialement inaptes » étaient classées ainsi : les débiles mentaux ; les fous ; les criminels (y compris les délinquants et les dévoyés) ; les ivrognes ; les malades (tuberculeux, syphilitiques…) ; les aveugles ; les sourds ; les difformes ; les individus à charge (y compris les orphelins, les bons à rien et les gens sans domicile). Dans les faits, on attaqua principalement les pauvres, les femmes jeunes et les minorités ethniques.
Un psychologue publia en 1923 une Étude de l’intelligence américaine, dont les résultats montraient que l’âge mental moyen des Américains blancs était de 13,08 ans, juste au-dessus de la limite de la débilité légère. Les immigrants européens, soupçonnés de faire encore baisser la moyenne, pouvaient être classés selon leur pays d’origine : le Russe avait un âge mental de 11,34 ans, l’Italien de 11,01 ans, le Polonais de 10,74 ans : l’immigrant était en fait un débile léger, comme on pouvait le deviner.
Tout ceci se perpétua jusqu’aux années 30, quoiqu’on l’ait oublié. L’affreuse Margaret Sanger, mère du Planning familial et grand-mère de la pilule, proposait alors de stériliser ou d’interner les groupes dysgéniques avec son ami l’Allemand Eugen Fischer, père de la politique d’hygiène raciale du IIIe Reich.
L’histoire est-elle finie ? Dans ses dehors monstrueux, oui. On ne fait plus guère qu’avorter ou pratiquer toutes sortes de procréations assistées dorénavant. On n’est pas à l’abri cependant que demain un libéral quelconque, de droite ou de gauche, pour des raisons de budget ou d’humanité, fasse remarquer combien ça coûte un imbécile.
Nouvelles à la main [On nous écrit]
Messieurs,
Mais cette citation de Frédéric Ozanam est abominable ! Elle expose toujours la même naïveté coupable des catholiques modernistes qui essaient de christianiser le « non serviam » de Lucifer, Luther, Robespierre, Marx, Lénine, Hitler et consorts !
Non ! L’expression de la volonté d’INDÉPENDANCE de l’homme, hurlant « Liberté, Égalité, Fraternité », vis-à-vis de l’ordre naturel et surnaturel en voulant à toutes forces affirmer que désormais c’est « l’opinion qui fait l’être », comme le dit brillamment Augustin Cochin, et finalement en voulant TUER DIEU, cette expression ne pourra JAMAIS être chrétienne contrairement à ce qu’affirme Ozanam. C’est tout simplement monstrueux.
Si vous faites vôtre cette citation, merci de ne plus nous envoyer vos publications.
Sentiments distingués.
Raymond Sorel
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